Michael Pisaro - Fields Have Ears (Antother Timbre, 2010)


A la fin de l'année dernière, Another Timbre publiait cinq disques concentrés sur l'utilisation du silence, en hommage à John Cage (Dying Sun de Looper, chroniqué ici, fait d'ailleurs partie de cette série). On comprend donc la publication de ce compositeur membre du Wandelweiser, proche de Jürg Frey et spécialiste de Christian Wolff et John Cage. Ce disque regroupe trois compositions de Pisaro, Fields have ears 1 (2010) pour piano (interprété par Philip Thomas) et bandes, Fade (2000) pour piano, et enfin, Fields have ears 4 (2009) pour 4 instruments ou plus (14 sur cette version). Sur ces trois pièces, la présence et l'importance du silence sont vertigineuses et envoutantes, tout en remettant l'essence de la musique en question.

Sur Fields have ears 1, il y a tout d'abord la présence des bandes magnétiques composées d'enregistrements en plaine nature: grenouilles, oiseaux, feuilles, vents, etc... Puis à cette polyphonie spontanée et naturelle se surajoute le piano délicat et profond de Philip Thomas. D'ailleurs, s'agit-il vraiment d'une superposition ou bien plutôt d'une opposition ou d'une confrontation? Car à travers l'assemblage de ces drones et de ces field-recordings à la partition pour piano, de nombreuses oppositions surgissent et se révèlent: l'opposition entre le bruit et la musique bien sûr, et donc entre nature et culture, mais aussi, par extension, les oppositions entre ville et campagne et entre travail intellectuel et travail manuel. La position de Pisaro semble être plutôt neutre et naïve, au sens où elle est absente de préjugés et d'a priori, car Fields have ears 1 tente de (ré-)concilier ces dualismes sans qu'aucun des termes ne s'affirme avec supériorité. Ne sachant pas trop comment décrire l'environnement des bandes, je dirais simplement que l'ambiance est assez proches d'un parc urbain ou d'une forêt près d'une ville, avec ses espèces regroupées par peur de l'environnement citadin. Quant au piano, il joue une longue mélodie distillée parcimonieusement, chaque cellule n'étant composée que de deux ou trois notes ou accords au maximum. Ces phrases révèlent également une opposition entre l'écriture horizontale de type mélodique et apaisante, et l'écriture verticale formée d'accords souvent tendus et dissonants.

Fade, la seconde pièce, a toute sa place dans cette série en hommage à Cage, étant donné la prépondérance du silence. Pour le coup, une nouvelle opposition surgit (même si elle était latente sur la première piste), celle entre le silence et le son, les deux termes apparemment irréconciliables, musicalement et physiquement. La fortune de Pisaro est d'arriver à placer ces deux termes sur un pied d'égalité sans se laisser effrayer par leur opposition frontale. Dans cette étrange sculpture sonore, la musique surgit du silence par attaque brutale puis laisse apparaître de longs silences, et nous ne savons plus qui du silence ou du son permet l'apparition de son opposé-contradictoire. Généralement, chaque note jouée entre les silences est plusieurs fois répétée à intervalles réguliers avec des attaques de plus en plus faibles, la disparition de la note laisse alors apercevoir le spectre harmonique avant que le silence ne surgisse. C'est comme si Pisaro, en plus d'interroger les conditions d'apparition du son à travers la sculpture du silence, questionnait aussi la nature ou l'essence du son à travers ce traitement du timbre qui n'est pas sans rappeler les expériences de Grisey et de l'école spectrale.

Quant à Fields have ears 4, elle est construite sur un schéma similaire: de longues plages de silence succédant à des nappes sonores. Mais si la structure formelle est proche, les modes de jeux ainsi que l'instrumentation (piano, cithare, violoncelle, clarinette, mélodica, ordinateur, objets divers, etc.) diffèrent largement, ainsi donc que l'approche même du phénomène sonore construit sur le son plus que sur la note ici. Je dis "nappes sonores" car, hormis les interventions du piano et de quelques autres, les sons sont souvent de nature indéterminée (souffles, frottements, drones, etc.). L'approche est devenue plus timbrale que spectrale et par cette voie, Pisaro semble vouloir nous dire que le silence est nécessaire et essentiel non seulement à la musique, mais également à la perception et à l'audition de chaque son, aussi quelconque et indéterminé soit-il. L'atmosphère et l'ambiance sont aussi étranges et singulières que sur les deux autres pièces puisque Pisaro cultive l'art de faire parler le rien et de matérialiser le néant à travers une spatialisation atemporelle du silence et une sculpture du vide.

Outre le phénomène d'attraction de ces pièces surnaturelles car atemporelles (caractéristiques d'ailleurs assez proches des musiques rituelles qui nous submergent d'émotions similaires), l'intérêt de ces trois pièces réside aussi dans le questionnement existentiel sur l'essence de la musique et du son en général (notamment les liens entre le silence, le bruit, les notes, la nature et la culture, etc.) comme dans les réponses apportées à ces interrogations (la réciprocité du son et du silence, ce dernier étant essentiel au premier; l'intégration de la musique dans le phénomène son/bruit, etc.). Quand bien même ces trois pièces paraissent austères au premier abord, dès que l'attraction fait son effet, on se laisse facilement (magiquement?) submerger par cet univers mythique et singulier plein de questionnements sur le temps et la musique. Trois œuvres "musicogoniques" sur l'apparition mythologique du phénomène sonore musical.

01-Fields Have Ears 1 / 02-Fade / 03-Fields Have Ears 4