John Butcher / Matthew Shipp - At Oto (Fataka, 2012)

Ce duo John Butcher/Matthew Shipp est une reprise d'un enregistrement live au café londonien Oto pour la radio BBC. Il se divise clairement en quatre parties: deux soli de Butcher pour saxophone ténor puis soprano, un solo de piano de Matthew Shipp et un duo final. Le tout superbement enregistré par Sebastien Lexer!

La rencontre n'est pas évidente entre ces deux musiciens, d'où peut-être la nécessité de prendre ses marques avec un exercice solo juste avant d'entamer véritablement un duo. Car si tous les deux appartiennent au champ du jazz d'avant-garde ou de la musique improvisée, leurs parcours ne proposent pas vraiment de point de jonction. John Butcher a en effet toujours été plus proche de ce qu'on appelle l'improvisation libre européenne ou efi tandis que Matthew Shipp est plus proche du free jazz à proprement parler, quand il ne s'écrate pas dans les domaines de l'électronique ou du hip-hop aux côtés d'Antipop Consortium. Mais après tout, peut-être que ce qui rapproche ces musiciens est justement cette tentative constante de déborder les cadres et d'explorer de nouveaux horizons musicaux.

Tout commence donc avec deux improvisations de Butcher pour ténor et soprano. JB propose deux pièces donc où un vocabulaire connu se déploie, un vocabulaire de multiphoniques, de souffles et de salives qui résonnent dans la chambre du saxophone, de nombreuses techniques étendues en bref... Mais pas seulement en fait, car JB, connaissant aussi le jeu de Matthew Shipp, l'anticipe avec des aspects mélodiques et/ou rythmiques ou à travers un jeu sur les trilles. De son côté, MS ne quitte donc pas ses aspects mélodiques, même si son jeu est souvent atonal, et/ou rythmique. Mais une grande attention est aussi portée au son, aux dynamiques propres à chaque mode de jeu du piano. Un mélange d'influences jazz et avant-garde, d'une attention au rythme et aux propriétés du piano qui n'est pas sans rappeler Cecil Taylor à certains moments. Sauf qu'il s'agit encore d'une autre époque, d'une autre génération et d'une autre histoire: une histoire plus riche où les vocabulaires ont en plus assimilé les techniques de jeux et d'écritures d'autres musiques (qu'elles soient savantes ou populaires, comme l'electronica et le hip-hop d'un côté, mais aussi la longue tradition de l'efi, le free jazz dynamique de David S. Ware, Joe Morris ou de William Parker, le jazz moderne, etc.).

Place ensuite donc au duo! Et là ça devient magique. La rencontre de deux continents, de deux histoires, de deux univers. Une rencontre qui se fait, magiquement, comme si elle durait depuis des années, des décennies. Pour ne pas surcharger le discours, JB calme le souffle continu, au profit de phrases plus courtes, plus espacées, des phrases énergiques qui jouent sur l'intensité et les ruptures et laissent de la place au discours plus mélodique de MS. Un MS qui joue aussi sur les fractures et les sauts. Chacun y va de son énergie, et lorsqu'elles se rencontrent toutes, on se retrouve face à un assaut d'énergie d'une puissance saisissante. Les rencontres sont saisissantes d'une part, mais que se passe-t-il sinon? Il se passe que les deux musiciens conservent leur vocabulaire et leur individualité, et qu'une tension se forme qui naît de l'opposition entre les deux personnalités, entre les deux discours. Une tension qui devient narrative et tout aussi absorbante que les points de rencontre. Et de cette rencontre naît une nouvelle forme, basée sur la liberté et la spontanéité, tout en prenant en compte le déterminisme qu'engendre l'interaction, une forme d'osmose où deux personnalités contribuent à l'invention d'un discours musical.

(informations & extraits: http://fataka.net/recordings/2.html)