Ingrid Lee - Mouth to Mouth

INGRID LEE - Mouth to Mouth (Another Timbre, 2013)
Ingrid Lee est une jeune improvisatrice et compositrice originaire de Hong-Kong, qui est venue s'installée à Los Angeles à 17 ans environ. Arrivée sur la côté ouest, direction CalArts, où comme de nombreux jeunes compositeurs et musiciens (Devin DiSanto, Julia Holter), elle a pu suivre les stages de musique expérimentale dirigés par... Pisaro. Ceci-dit, Ingrid Lee, outre son intérêt pour Cage, Tenney, Wandelweiser et la musique contemporaine, est aussi quelqu'un de très marquée par le hardcore et la noise, ainsi que la musique improvisée, ce qui en fait une personnalité singulière qui tente d'aborder le son et la composition avec une certaine notion de puissance et d'intensité.

Pour Mouth to Mouth qui est sa première publication, Ingrid Lee propose quatre pièces très différentes qui abordent pourtant toutes un même thème : la fabrication du son par contagion. Cette notion, aussi bien sociologique que biologique, s'applique effectivement très bien à la musique où les résonances par sympathie comme les vibrations dues au frottement de deux fréquences sont des phénomènes sonores uniques qui ne peuvent être produits que par la relation entre deux phénomènes sonores (à l'image d'un comportement collectif qui ne peut résulter que de phénomènes individuels, ou d'un virus qui ne peut se développer qu'à partir de la rencontre avec un organisme vivant).

La première pièce de ce disque intitulée Of Monsters ressemble à une sorte de chanson sans voix, à une sorte de mélodie qui semble sortir tout droit de la série des Tombstones de Pisaro. Pourtant, à y regarder de plus près, tout s'accorde entre le piano de Lee et l'accordéon de Merima Kljuco. Les mélodies produisent des résonances dans le corps du piano, résonances sur lesquelles se calquent les accords de l'accordéon. Un principe qu'on retrouve également sur Bead, Spit, réalisée par Lee au piano, Tony Gennaro aux percussions, et Max Kutner à la guitare. Là encore, je pense à certaines pièces de Pisaro où les sinewaves semblent être directement les résonances de la guitare. Mais ici ce sont la guitare et les crotales qui s'accordent directement sur la suite d'accords au piano et forment une sorte de résonance artificielle au piano. Je parlais de l'influence du hardcore et de la noise plus haut, car avec cette pièce, les accords fondamentaux du piano sont de plus en plus dissonants, de plus en plus forts et de plus resserrés dans le temps. La pièce forme un crescendo, une masse qui devient de plus en plus tendue, de plus en plus dense et forte, où le son acquiert une puissance et une intensité particulières. Il en va de même pour Cells, une pièce pour deux caisses claires amplifiées et acoustiques, réalisée par Ingrid Lee toujours et Rowan Smith. Deux caisses claires sont ici mises en résonances par des objets, à plutôt faible volume, et le son devient de plus en plus dense et fort en fonction d'un larsen produit par l'amplification d'une caisse claire. Si la pièce est parfaite pour tester le volume général du disque (on y trouve les deux extrêmes), elle montre aussi l'intérêt que Lee porte au bruit et à la puissance du bruit.

Another, pièce pour six instruments et jouée ici par Eric km Clark (violon), Andy Studer (violon), Heather Lockie (alto), Melody Yenn (violoncelle), Jake Rosenzweig (contrebasse) et Tony Gennaro (vibraphone), est l'oeuvre qui se distingue le plus des autres, de par sa formation instrumentale (pas de piano et cinq cordes) et sa durée plus conséquente (17 minutes alors que les autres n'en durent pas plus de dix). Another approche la fabrication de sons singuliers à travers la résonance par sympathie de manière encore différente. Cette fois, il s'agit de jouer sur les différents types d'accordage en la, de jouer autour des 440hz et des différentes normes qui ont eu cours au fil des siècles. Une pièce très linéaire où les musiciens jouent de longues notes étirées qui se frottent ou entrent en résonance selon leur "justesse". Et maintenant on pense évidemment aux travaux de Lucier, mais aussi à Logical Harmonies  de Richard Glover qui est sorti simultanément sur le même label... En tout cas, cette pièce est certainement ma préférée, de par sa profondeur, sa richesse, et sa réalisation fine, précise et subtile.

Des pièces vraiment variées et différentes, qui sont pourtant toutes dirigées par le même principe de fabrication du son. Un principe qui semble inépuisable et infaillible en fait, on en redemanderait. Pour cette première publication, Ingrid Lee dévoile une exploration singulière de la composition (elle écrit avec une même idée, déclinée en une foule d'univers sonores), mais aussi une relation singulière au son et à l'écriture qui est assez loin du calme, de l'économie de moyens et du silence prépondérants chez beaucoup de compositeurs récents. Ingrid Lee propose une suite inventive et créative avec des atmosphères chaleureuses et poétiques, une approche physique et organique du son, et une singularité aussi riche que pertinente. Vivement conseillé.