Christian Wolff & Michael Pisaro - Looking Around

Pas besoin de présenter Christian Wolff et Michael Pisaro j'imagine, et j'imagine également que la plupart des lecteurs de cette page sont aussi au courant de la sortie de Looking Around. Un disque qui réunit deux figures aussi importantes des musiques expérimentales américaines, non, ça ne passe pas inaperçu. Et bien sûr, ça attise la curiosité, on s'imagine plein de trucs avant de l'écouter, et même si on sait que le label erstwhile, en arrangeant ces rencontres surprenantes, et en sortant toujours ce qu'on n'attend pas, on sait que ce disque risque d'être à côté de nos attentes, mais malgré tout, rien ne nous y prépare vraiment.


La première écoute est sans aucun doute la plus étonnante. Un piano (Wolff), une guitare (Pisaro), plus quelques objets parfois (sifflets, pierres), sans effets, sans électricité, sans silence, sans techniques étendues (très peu en tout cas), qui font quoi ? qui semblent improviser. Et oui, la première fois que j'ai entendu ce disque, j'ai bien eu l'impression d'entendre un disque d'improvisation libre assez daté. Le plus étonnant dans ce disque est certainement son air familier : on a l'impression d'entendre les prémisses du réductionnisme, du Sugimoto avant l'heure... mais 20 ans plus tard, ou encore les récentes publications d'AMM en duo (c'est l'effet du sifflet qui interrompt le piano ça, ça me fait tout de suite penser à Tilbury et ses appeaux). Il n'y a pas vraiment de silence, mais c'est assez espacé, le rythme est souvent absent, les improvisations sont généralement atonales même si on peut ressentir quelques fondamentales de temps à autres, et le duo se permet quelques explorations sonores à l'intérieur du piano, ou avec un ebow.

Quelle est la part d'improvisation, de composition, d'indétermination, de hasard ? C'est ce qu'on se demande, car même si ce disque sonne familier, il y a quelque chose qui fait dire qu'on est face à autre chose que de l'improvisation libre. Ca y fait penser, sans aucun doute, mais ça ne ressemble à rien en particulier (sauf peut-être aux improvisations de Wolff...). Ceci-dit, je n'ai pas de réponses précises après une douzaine d'écoutes. De mon côté, ça me paraît structuré dans une certaine mesure, je pense que certains modes de jeux, certaines sonorités, et d'autres paramètres vagues et ouverts ont du être prédéterminés sur certaines périodes, à moins qu'ils n'aient écrit une partition graphique, ou que ce soit une composition ouverte. Mais ces méthodes peuvent se retrouver dans beaucoup "d'improvisations libres" également donc ce n'est pas vraiment ça qui fait la différence je pense. Ce qui fait la différence à mon avis, n'importe qui peut le voir avant même d'écouter ce disque, c'est que Wolff et Pisaro n'ont pas la même histoire, la même expérience et les même intérêts que Derek Bailey et Schlippenbach.... C'est la personnalité musicale de ces deux musiciens qui fait que leur musique est autre. C'est leur expérience d'explorations complètement différentes, de réflexions esthétiques sans rapport qui font que leurs improvisations ne sonnent pas complètement comme de l'improvisation (en tant qu'esthétique).

Wolff et Pisaro proposent ici deux pièces ouvertes à des explorations instrumentales personnelles. Un jeu sur l'attaque, sur les résonances, sur le silence, sur les mélodies et l'atonalité, sur le "bruit" des instruments après la musique électroacoustique, mais aussi sur le temps. Ils utilisent tous les deux un langage instrumental qu'ils développent pour l'occasion (ou qui s'inspirent d'improvisateurs), mais aussi un langage qu'ils utilisent dans leurs travaux usuels. Tout ceci n'est pas évident à décrire, car il se passe beaucoup de choses dans ces deux pièces de 28 minutes et 10 secondes. Sans rentrer dans les détails, Looking Around fourmille de choses parfois très convenues venant de Pisaro ou de Wolff, mais inattendues dans ce cadre, quand ce n'est pas l'inverse : des modes de jeu qu'on n'aurait jamais imaginés venant de l'un comme de l'autre, mais qui nous sont familiers dans un contexte d'improvisation. Quoiqu'il en soit, oui il se passe une foule de choses durant cette heure, des choses toujours à la frontière de l'inattendu et du familier, du commun et du déroutant. On connaît cette musique, mais on ne s'y attend pas, et on ne sait jamais vraiment comment elle va se dérouler. Elle rebute et elle attire en même temps : elle déroute par son aspect familier, mais on n'y revient toujours avec l'impression d'avoir râter quelque chose qu'on veut saisir, d'avoir oublié quelque chose, et on se laisse bercer à nouveau par cette étrange familiarité.

CHRISTIAN WOLFF / MICHAEL PISARO : Looking Around (CD, erstwhile, 2016) : http://www.erstwhilerecords.com/catalog/080.html